Ceci n’est pas une pomme

Dès 1929,avec La Trahison des images, René Magritte nous invite à réfléchir sur le rapport entre les mots, les images et la réalité :

Sur cette toile semblable à une planche d’apprentissage de lecture, le paradoxe n’est qu’apparent. Magritte nous rappelle qu’une image de pipe, si réaliste qu’elle soit, n’est pas une pipe. On ne peut ni la toucher, ni la remplir de tabac, ni la fumer.

D’où le titre de la toile.
La peinture trahit, car elle n’est pas la chose représentée.
Le langage trahit, car le mot « pipe » n’est qu’un symbole conventionnel, pas l’objet réel.

Cette toile renverse la confiance naïve du spectateur et l’oblige à penser le monde plutôt qu’à le croire visible.
Elle s’inscrit dans l’esprit du surréalisme de troubler la logique, de déstabiliser la perception ordinaire.

En 1964, Magritte réitère l’exercice, cette fois avec une pomme :

Un motif récurrent

On rencontre souvent la pomme verte et lisse, toujours intacte, dans l’œuvre de Magritte.

Dans Le Beau Monde (1962), elle se détache sur un fond de ciel bleu parsemé de nuages et de rideaux qui semblent faits du même ciel :

Elle introduit un élément concret, presque banal, dans un espace métaphysique où le spectateur ne sait plus ce qui est réel, reflet, ou peinture.

Dans La Chambre d’écoute (1958), la pomme devient géante et occupe presque tout l’espace d’une pièce :

Cette inversion d’échelle crée un déplacement poétique et nous fait sentir la tension entre l’intérieur et l’extérieur, le concret et le mental.

La Valse hésitation (1955) et Le Prêtre Marié (1960) proposent des duos de pommes masquées, avec un contraste impossible entre ombre et lumière :

Le masque, censé dissimuler, agit ici à rebours de sa fonction : posé sur un visage humain, il efface l’identité et déshumanise ; posé sur une pomme, il l’anime et la rend au contraire mystérieusement vivante.
Les titres suggèrent une danse suspendue et un moment d’entre-deux pour le premier, un oxymore, une coexistence impossible pour le second (emprunté à Barbey d’Aurevilly ?).
Ils ajoutent à la tension entre caché et visible, révélation et dissimulation, pureté et tentation, nous rappelant que la pomme est aussi le fruit traditionnellement associé au péché originel.

Comme tous les motifs récurrents sur les toiles de Magritte, la pomme ne saurait être enfermée dans une signification unique.
Pour autant, elle n’est jamais un simple fruit, fût-il le préféré du peintre.
Elle intrigue, elle questionne par le biais de l’incongruité, fait surgir l’extraordinaire du banal et tend à faire apparaître le « mystère » des choses.

Le Fils de l’homme

Impossible d’effectuer une recension exhaustive de toutes les pommes sur les toiles de Magritte !

Toutefois, comment ne pas évoquer l’une des plus célèbres, celle du Fils de l’homme (1964) ?

Cette pomme en suspension transforme un portrait banal en tout autre chose.

Alors que le pardessus gris et le chapeau melon symbolisent l’anonymat et la conformité, le visage caché remet en question les portraits traditionnels.

Dans un entretien, le peintre confie ainsi : « Chaque chose que nous voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons. Il y a un intérêt pour ce qui est caché et que le visible ne nous montre pas. »

Le titre offre également une clé, référence directe au Christ et donc à la rédemption, d’où l’écho au fruit défendu de la Genèse.

On pense qu’il pourrait s’agir d’un autoportrait, car Magritte s’habillait souvent de cette façon :

© Bill Brandt

Deux autres toiles ont une inspiration proche, comme une épuration du même thème :

Dans La Grande Guerre (1964), la pomme couvre intégralement le visage, ne laissant même plus entrevoir les yeux.

Quant à L’Idée (1966), conforme à son titre, elle offre la forme la plus dépouillée et mentale en faisant glisser la métaphore du visage caché vers celle de l’esprit détaché du corps.

Le Fils de l’homme a tellement marqué les esprits qu’on en trouve d’étonnantes variations contemporaines, comme cette mosaïque toute proche du Centre Pompidou ou la « copie » de Pierre-Adrien Sollier avec une figurine Playmobil :

Et la marque danoise Lisa Kaas la décline même en kokeshi !

En ce jour de la pomme dans le calendrier républicain, j’ai semé mes cartes buissonnières de pommes vertes comme celles de Magritte :

Pour aller plus loin sur Le Fils de l’homme :

« L’œuvre à la loupe : Le fils de l’homme de Magritte »

« 5 choses à savoir sur… ‘Le Fils de l’Homme’ de René Magritte »

Vous aimez les pommes ? Vous aimerez également :

« Sous le signe de la pomme »

« Peindre une pomme, quoi de plus bête ! »

Laisser un commentaire